Le temps des polémiques
A ce Salon de 1849, le succès le plus vif alla à un tableau de genre, l'Après-dîner à Ornans, qui représente la cuisine de la maison Courbet, par une après-midi sombre où toutes les choses baignent dans le clair-obscur. La critique fut d'avis différents : Delacroix, devant cette toile, montra un véritable enthousiasme et complimenta l'auteur. Ingres, au contraire, tout en reconnaissant à l'artiste les dons les plus rares, déplore de les voir s'enliser dans la vulgarité. Théophile Gautier, qui prise peu le réalisme, esquisse quelques louanges qui sont arrachées à sa complaisance par un ami de Courbet, Francis Wey. Mais on devine qu'à la première occasion il déchargera volontiers sa bile sur le peintre novateur.
Celui-ci lui en fournit bientôt le prétexte. Au cours d'un voyage à Ornans, il occupe ses loisirs à peindre de grandes toiles où s'accuse nettement sa tendance réaliste. La première de ces toiles représente les Casseurs de pierres. Sur une route de campagne, un vieillard ridé, cassé, s'acharne à son dur labeur, le marteau levé, pendant que, derrière lui, un enfant fait effort pour transporter une corbeille lourde de pierres. Tout est vrai, d'une vérité cruelle, dans cette image du travail ingrat des pauvres gens, et cette œuvre, dont la portée socialiste est évidente, garde le mérite de la sincérité dans la pensée et de la maîtrise dans l'exécution.
L'autre toile représente un Enterrement à Ornans. Dans ce tableau célèbre, aucune préoccupation ne guida l'artiste que de faire une série de portraits des gens de son pays. Et pour cela, il les réunit tous dans une cérémonie d'enterrement. Là, aucune arrière-pensée politique, mais le souci unique de peindre une scène vraie, vécue, prise sur le vif, sans aucune concession aux conventions académiques. Il ne songera pas à embellir ses personnages. Paysans ils sont, paysans il les peindra, avec leurs tournures gauches, leurs habits ridicules, leurs visages vulgaires. Peints par Ingres, ces paysans auraient été idéalisés par quelque côté; il est même certain que le grand classique n'aurait pas voulu « encanailler son art » à traiter une pareille scène. Courbet n'avait pas de ces préventions ; il établissait, au contraire, comme principe, que tout ce que crée la nature est digne du pinceau, et que c'est la trahir que la maquiller ou même l'interpréter.
Dans l'atelier qu'il s'était aménagé dans la maison d'Ornans, il se mit à l'œuvre, disposant ses personnages, les faisant poser à tour de rôle. Autour de sa maison, le village entier se pressait, pour voir l'œuvre du « gars Courbet ». Beaucoup de ceux qui ne figuraient pas sur le tableau étaient désappointés ; il dut même, pour ne pas les mécontenter, introduire dans sa toile les deux chantres de la paroisse, vexés de n'avoir pas été « tirés ». Sur le visage des cinquante figurants de la scène, on peut inscrire un nom: la famille du peintre s'y trouve; on y voit le curé d'Ornans, le fossoyeur Cassard, le maire et l'adjoint du village, etc., tous absolument reconnaissables et peints avec une fidélité absolue.
Cette toile figura au Salon de 1850, en même temps que sept autres.
Ce fut un déchaînement général. Il trouva des défenseurs enthousiastes et des adversaires passionnés. Ces derniers furent les plus nombreux. L'Enterrement est qualifié de « sauvage bêtise, où se voit le triomphe de la vulgarité, de la bassesse, de la trivialité odieuse et ignoble »; d'autres l'appellent une « caricature ignoble et impie ». Théophile Gautier, devant cette œuvre, se demande si on doit rire ou pleurer, et il la traite de misérable pochade. Tous s'accordent à trouver les personnages d'une laideur hideuse, qui déshonore l'art; les deux bedeaux à trogne vermillonnée, notamment, exaspèrent les censeurs par leur basse et triviale vulgarité.
Par contre, les Casseurs de pierres obtiennent un vif succès, très mérité mais qui ne diminue pas la valeur de l'Enterrement. La postérité s'est montrée plus juste pour ce dernier tableau, si décrié. Il figure maintenant au Musée d'Orsay, dont il est un des joyaux.
Après tout le bruit fait autour de son nom, Courbet retourne à Ornans, où déjà l'écho en est parvenu. Il n'y rencontre plus le même enthousiasme. Le village, naguère si fier de figurer sur sa toile, en veut au peintre de l'avoir ridiculisé, l'accusant d'avoir à dessein enlaidi ses personnages. Mais cette froideur ne dure pas. Courbet est si bon compagnon !
Celui-ci se remet au travail avec une nouvelle ardeur. Il peint les Demoiselles de village et pour n'être plus accusé de faire laid de parti-pris, il y fait figurer ses propres sœurs. Cette œuvre, très belle, est envoyée au Salon de 1852, et, avant même que d'être exposée, elle est acquise par le comte de Morny. Le peintre socialiste protégé par le bras droit de Napoléon, il y avait là de quoi étonner, et peut-être aussi de quoi modérer la critique. Il n'en fut rien. L'opposition fut aussi violente, en dépit de la grande valeur de l'œuvre. Et parmi ses détracteurs, on a le regret de compter Delacroix qui se signala par l'outrancière injustice de ses appréciations.
Comme on voit, le « gracieux » ne réussissait pas mieux à Courbet que son réalisme.
La critique ne désarmait pas. Il résolut de ne plus s'en inquiéter et de suivre son seul goût. C'est ainsi qu'il exposa au Salon de 1853 trois tableaux très différents : la Fileuse endormie, les Lutteurs et les Baigneuses. Ce dernier tableau représentait, dans un très beau paysage, une femme aux formes puissantes, sortant de l'eau et montrant une croupe athlétique. Près d'elle, assise sur l'herbe et à demi-vêtue, une autre femme, aussi peu distinguée, sourit à la baigneuse.
Cette œuvre nouvelle fit scandale. Napoléon III, qui visitait le Salon, cravacha la toile, ce qui fit dire à Courbet : « Si j'avais su, j'aurais pris une toile mince; il l'aurait crevée et je lui aurais intenté un procès qui aurait fait du bruit… »
Les Lutteurs ne sont guère mieux accueillis ; seule, la Fileuse trouve grâce devant ses ennemis : encore enveloppent-ils leurs éloges de réticences nombreuses.
Le cadre restreint de cette étude et la production prodigieuse de Courbet que nous devons y faire entrer, ne nous permettent pas une discussion critique de la manière du grand peintre. Nous aurions eu plaisir à montrer combien, malgré l'apparente vulgarité des sujets, son art était sincère, vivant, beau de cette éternelle beauté que donne la vérité. Au surplus, qui songe maintenant à ces clameurs lointaines? Les voix des détracteurs sont depuis longtemps éteintes et l'œuvre vit toujours, glorieuse et unanimement admirée.
Cette même année, Courbet exécuta le Portrait de Proudhon et de sa famille dont on trouvera ici la reproduction. Le philosophe est vu de face, vêtu d'un pantalon bleu et d'un bourgeron gris, dans une pose de rêverie. Non loin de lui, ses deux fillettes sont groupées, l'une lisant, l'autre jouant sur le gazon du jardinet. L'ensemble est extrêmement gracieux et l'on conçoit à peine que la critique ait trouvé à mordre dans une telle œuvre. Mais c'était le sort de Courbet d'être sans cesse décrié : il n'y échappa pas. Proudhon lui-même fut mécontent; il trouva que son ami l'avait enlaidi.
Ces récriminations de ses modèles avaient le don de le mettre en fureur. Aussi peignait-il les portraits à contre-cœur. Sa passion de la vérité lui interdisait d'embellir ses personnages ; son pinceau n'avait rien de courtisanesque :
« Puisqu'ils sont laids, puis-je les faire beaux ? s'écriait-il. »
Baudelaire, dont il fit aussi le portrait, ne se montra pas plus satisfait que Proudhon. Il est vrai que le poète, suivant Courbet, changeait de figure tous les jours ; il avait l'art, certifie Champfleury, de transformer son visage « comme un forçat en rupture de ban ».